Un certain amour de l'abîme
S’il est une chose qui représente une forme de mal absolu et de
finitude absolue, c’est bel et bien l’abîme. Il partage, avec
son homologue absolutiste le néant, une représentation totale du
rien. Néanmoins les deux termes s’antagonisent sur un point; le
néant porte en lui une idée du primordiale, de présence avant la
matière (comme, par exemple dans la
plupart des mythes fondateurs), alors que l’abîme n’est qu’une
finitude dans son concept. L’abîme est, par essence conceptuelle,
un élément brut de vide, venant soit d’une structuration, soit en
renfort d’une structuration; sans la structuration l’abîme perd
son antithèse nécessaire alors que le néant se suffit de lui-même.
L’abîme côtoie la construction, alors que le néant est sa propre
non-construction. In fine, l’abîme porte en son sein une
contradiction fondamentale: Il est la négation de la construction,
mais il n’en est pas moins un élément d’une
construction.
Alors, vous me demanderez pourquoi, moi qui
ne croit à aucun moment à des lectures manichéennes du monde, je
vous parle de la rhétorique de l’abîme. Et bien… pour une
raison excessivement simple et pratique: Je n’ai pas d’autres
termes en stock pour décrire ce phénomène. Je n’ai, au moment où
je commence ce texte, pas d’autres moyens d’appeler ce fait de
laisser un trou béant dans sa rhétorique, de pleinement l’assumer
et de continuer à construire toute sa suite logique avec cet élément
grossier. Attention je ne sanctionne pas dans mon texte le fait
d’avoir un trou dans sa rhétorique, c’est normal d’avoir des
trous, on ne peut pas être parfait.e et énoncer une théorie sans
aucune faille. Ce qu’il ne faut pas faire, quand on vous pointe ce
trou, c’est ne pas remettre sa théorie en question en lui collant
des rustines. C’est ces rustines que nous pourront considérer,
ici, comme étant ce qui permet de cacher maladroitement son abîme;
voire encore pire, la rustine peut-être recherchée, mais nous
reviendrons bien plus amplement là dessus. Dans le premier cas, nous
avons affaire à un moyen dialectique, franchement malhonnête
intellectuellement parlant mais ne se basant pas sur une volonté de
nuire, et puisque je suis quelqu’un de taquin, je m’en vais
utiliser, pour expliquer mon propos, un exemple frappant à mon sens.
Parlons un peu de marxisme orthodoxe.
La théorie
marxiste telle qu’énoncée par Marx avait un énorme soucis: Elle
n’arrivait pas à toucher et à convaincre une partie
non-négligeable du prolétariat le plus pauvre et le plus exploité.
Et, plutôt que de retoucher sa théorie (par exemple en s’inspirant
des éléments dialectiques et politiques venant directement de cette
couche de la population qu’il souhaite toucher), plutôt que de
chercher une faille dans sa théorie (par exemple en revenant à la
base de sa théorie en reprenant tout à 0 et en partant d’où son
erreur était partie), plutôt que de changer sa praxis (c’est à
dire, par exemple, faire partir sa communication et sa logique
militante de ces franges du prolétariat qu’il ne pouvait que lui
sembler indispensables de libérer), plutôt que de chercher à
comprendre cette opposition qui semble absurde (tous simplement en
réfléchissant aux intérêts politiques et à pourquoi cette
opposition existe), ou tout simplement admettre son incapacité à
résoudre cette contradiction et à laisser à d’autres la résoudre
à sa place (chose qui se fait depuis… ““l’invention”” de
la philosophie); il a préféré énoncer une surcouche théorique
histoire de masquer son abîme en créant le concept de
lumpenprolétariat. Traduit littéralement, prolétariat en haillon,
c’est à dire une classe spécifique du prolétariat trop pauvre et
trop aliénée par le capital pour comprendre son intérêt à aller
vers ses propositions politiques. Et d’ailleurs (et c’est une
partie non-négligeable de ce qui fait diriger ma pensée vers les
anarchismes), ce qui était d’après lui une contradiction n’en
était pas une pour les nombreux activistes anarchistes de son époque
qui venaient, d’un point de vue sociologique, de cette classe du
lumpenprolétariat (en gros, en mon sens, il s’est royalement
planté sur le pourquoi du comment les classes les plus précarisées
ne l’écoutaient pas et a préféré masquer son abîme rhétorique
plutôt que d’admettre qu’il devait être dépassé au plus vite
à cause de cet angle mort).
NDLA: Je n’ai pas parlé
ici des résolution potentielles de la question autour de la théorie
du lumpenprolétariat mais seulement d’un des éléments évident
qu’il n’a pas su activer pour résoudre sa contradiction
théorique. Néanmoins, quiconque se disant marxiste et/ou
post-marxiste et ne profitant pas d’outils tels que la sociologie
et des échecs de théories comme les soviétismes les maoïsmes et
de nombreuses autres théories de communismes autoritaires pour
renforcer son analyse politique ne mérite pas franchement mon temps
(ni le votre d’ailleurs, je le penses sincèrement (et ce sans
parler du fait d’avoir une théorie politique extrêmement
complète, juste voir les choses comme elles le sont, et en tirer des
analyses cohérentes (après, libre à nous de nous écharper sur les
différentes analyses que l’on fait, juste ne pas transporter dans
nos cartables la connerie de nos aînées, c’est aussi ça
d’essayer de vivre en phase avec son temps))). Ah oui, aussi,
j’aurais pu parler du fait que les théories de Karl Marx
n’auraient jamais pu voir le jour telle qu’elles sont sans sa
compagne Jenny Marx, mais j’avoues que ça me faisait du mal
d’afficher cette figure trop oubliée à un échec flagrant de sa
théorie. De plus j’aurais pu insister fortement sur les origines
des théoriciens.nes concernés.es, néanmoins, même si je ne doute
pas de la pertinence de la manœuvre, je ne pense pas que ça aurait
autant servi mon propos qu’alourdi ce texte (qui est déjà d’une
lourdeur pachydermique).
Bien que je parle
ici de masques à l’abîme rhétorique qui ne sont pas
nécessairement malveillants, ils n’en ont pas néanmoins un
potentiel destructeur. Pour continuer sur cet exemple, la théorie du
lumpenprolétariat est venu renforcer la théorie de l’avant-garde
éclairée, et ce malgré des échecs répétés pour mettre en place
la dictature du prolétariat (et énoncer aussi clairement et
sauvagement des liens entre des sources d’échecs, majeures,
centrales et surtout endogènes, des socialismes autoritaires me
procure énormément de quiétude). Néanmoins, ici il n’est pas
question de s’attaquer uniquement au concept de lumpenprolétariat,
mais au mécanisme d’où il vient; c’est à dire le mécanisme du
masque de l’abîme.
Et si, nous avons ici son usage
pour venir au secours d’une lacune irrésolue. Elle peut-être
aussi le moteur cœur d’une rhétorique, et c’est même le point
central où je voulais en venir. S’il est un élément récurrent
aux fascismes; c’est poser une problématique (que cette
problématique soit réaliste ou pas, d’ailleurs elle est rarement
réaliste), proposer une solution unique et radicale (sans pour
autant qu’elle aie de lien effectif avec la problématique). Allez,
partons sur un exemple concret. L’extrême droite en France pose la
problématique de la non-assimilation culturelle des populations
venant de l’immigration (sans qu’on sache le moindre instant si
cela pose le moindre problème) et pour résoudre cette problématique
propose, entre autres, la rémigration (bien que cela ne fasse pas
sens et ne peut que se se produire par des critères purement
racistes) (en gros, on peut l’analyser comme étant une manière de
maquiller une systémisation encore plus forte du racisme et la
transformer en moteur principal de la société). Bon déjà, à
aucun moment ce qu’est la culture du peuple français est énoncé.
A aucun moment cela est mis en parallèle de manière réaliste avec
l’histoire (sinon cette théorie minable serait déjà démantelée
dans son propre énoncé), mais surtout la solution énoncée ne
règle en rien le problème posé, puisque sa seule action est de
procéder à une déportation massive et arbitraire… Et c’est là
où on en vient au point central. Le but serait-il ici de justifier
la réponse par la question? Arriver à ce point abyssal où
l’ordre de l’énoncé ne fait donc plus sens, et où la
problématique est la réponse à sa propre réponse. En bref, la
mise en place d’un raisonnement circulaire. La raison d’un énoncé
et l’origine de l’énoncé, cette origine qui vient justifier
l’énoncé (et on peut ajouter autant d’étapes nécessaires pour
démontrer ce type de raisonnement, là, je n’ai que deux éléments
qui m’ont été nécessaires, mais ça ne veut pas dire que c’est
toujours le cas, loin de là). Et c’est le moment où j’en viens au
TERFisme.
Alors, ce courant part du présupposé
“naturalisant et scientifique” que le genre vient de
l’assignation de naissance (j’espère ne pas vous apprendre que
ceci est entièrement faux, sinon vous avez encore beaucoup de choses
que vous avez besoin d’apprendre du monde et très certainement de
vous même (même si vous êtes sûrs.es et 100% sûrs.es d’être
cisgenre, je dirais même SURTOUT si c’est votre cas)). Et que
donc, les trans (et particulièrement les femmes trans) sont un
blocage “naturel” aux luttes féministes, puisqu’iels infusent
du “masculin” dans leur environnement. Donc, nous arrivons à un
présupposé d’une logique digne de l’abîme, ce n’est même
pas l’opinion de la doxa (c’est à dire une opinion à peu près
générale et peu réfléchie sur telle ou telle question) qui part
sur de la coercition pour tordre les individus vers tels ou tels
stéréotypes de genre (“Sois un homme!”, “Une femme ne devrait
pas parler comme ça!”). Déjà, ces injonctions résonnent dans
vos crânes et de très nombreuses autres en découlent. Donc quant à
la non-construction sociale du genre, bon, vous êtes mignons.nes,
mais c’est déjà moins évolué, complet et factuel que l’opinion
populaire non-travaillée sur le sujet. On passe notre temps à avoir
des marqueurs factuels dans nos vies: Les deux genres monolithiques
(considérés comme étant les seuls réels et valables dans cette
Doxa) se construisent malgré nos individualités diverses et
contraint nos individualités diverses. La solution TERF à cet abîme
rhétorique est, du coup, une solution tout autant absurde que
simple: Exclure les trans purement et simplement des groupements
féministes; voire empêcher les trans d’exister purement et
simplement. Cela a le mérite d’être simple et clair, mais ce qui
est formidable, c’est la raison, le pourquoi du comment:
Apparemment, les trans permettraient aux hommes cis d’envahir les
espaces féministes. Alors… mis à part le fait qu’il n’y a
aucun constat empirique qui permette d’établir une quelconque
véracité de ce fait, mis à part le fait que ça sous entendrait
que les trans sont généralement insérés.es socialement et
politiquement parmi les hommes-cis (ce qui est très largement faux,
même pour les Buck Angel), mis à part le fait qu’en tant que
groupe sociaux les trans n’ont pas du tout les même objectifs
politiques que les hommes cis; en bref, mis à part le fait que le
présupposé est d’un abysse comparable seulement aux abysses du
Lac Baïkal (un lac russe, qui se trouve être le plus profond du
monde), tout va bien. En résumé, rien ne tient debout dès que
l’abîme est pointé, mais tout vas bien mis à part ça. Plutôt
que de continuer à contempler l’abîme, essayons de comprendre les
raisons de cet abîme. Que vient-il remplacer, de quoi l’abîme
est-il l’indicible?
C’est à mon avis l’élément central à répondre quand on croise la rhétorique de l’abîme, repérer son non-dit. Par exemple, pour les fascismes, il est bien plus question de garder des positions privilégiées issus des systèmes coloniaux racistes (donc revenir à ce statut quo qui a permis à la bourgeoisie son accumulation primitive de capitale (si on suit Marx). Ben tiens, on parle de Marx, donc parlons de sa théorie du lumpenprolétariat, l’abîme qui ne donne pas son nom est le fait que sa théorie est pensée et rationalisée par des bourgeois, même si c’est pour l’émancipation des classes laborieuses; là se situe son non-dit fondamental qui évite à tout moment d’être remis en question de par ce montage théorique.
Mais alors, où se situent les non-dits TERF et proto-TERF?
Et bien à mon sens,
les non-dits TERF se situent en pleins dans les creux et impensés du
féminisme dit “de la deuxième vague”, c’est à dire
l’essentialisation du genre. Le genre est donc, considéré, dans
toutes les finalités TERF comme étant “naturel”, “acquis de
naissance” et donc “indisociable de ce qu’il s’est décidé à
ce moment”. Bien que l’éducation et la sociabilisation genrée
sont déjà pensées à cette époque, cela semble ne plus avoir
lieux quand on parle des identités de genre ne convenant pas à ce
regard purement cis-centré. Et d’ailleurs en parlant de cis-gaze,
c’est là où l’on entre dans le coeur du sujet à propos des
proto-TERF. Je nomme cette construction idéologique de cette manière
puisque ce courant en train de se construire se déclare opposé aux
TERF… tout en ayant leur discours en lui incorporant les traits du
féminisme troisième vague. C’est à dire, les réflexions autour
de la performativité du genre, qui devient alors la question
centrale (alors que la conscience du genre est bien plus centrale
dans les luttes lgbtia+ sur ces questions, ainsi que pour le
féminisme incorporant ces réflexions (ce qui donne des résultats
bien plus satisfaisant et en phase avec le magma théorique qu’en
se basant sur la performativité)). C’est ainsi que certains.es se
trouvent permis de juger admissible les trans par rapport à leur
passing (pour expliquer aux quelques cis qui pourraient me lire, les
hommes trans sans passing semblent être acceptés et les femmes
trans sans passing semble être rejetées), et non pas par rapport à
leur conscience de genre. Qu’importe alors tout les freins à la
transition, le passing devient alors le sésame, l’alpha et l’oméga
pour l’admission dans ces milieux… tout du moins si l’on est
binaire. Puisque lorsque son genre se situe hors de cet axe, alors
seule la négation pure et dure arrive en réponse. Qu’importe
l’anthropologie. Qu’importe les intersexes se déclarant avant
tout intersexe plutôt que d’un genre admis par l’imposture
diadique. Et… qu’importe les bisexuels et pansexuels. Et oui,
dans cette logique tordue, les bisexuels se retrouvent aussi à être,
tour à tour, les transfuges de l’hétérosexualité et les
transfuges de l’homosexualité. Traître à l’un ou l’autre
modèle de vie monosexuel, érigé tel un totem de répulsion face
aux hétérosexuels (via toutes les discriminations liées à
l’homosexualité et la bissexualité (les deux étant à
différencier, puisque les stéréotypes sont différenciées)), mais
aussi érigé tel un totem de répulsion face aux communautés
lgbtia+ (de par des présentations comme des hétéros
encanaillés.es, des traitres.ses à la cause gay ou hétéro, voire
niés.es sous des prétextes de matérialisme (“tu sors avec une
meuf, tu peux pas être bi; t’es hétéro/lesbienne”)). En bref, seuls.es sont admis.es par cette
théorie post-TERF; les trans binaires ayant le passing jugé comme
étant adéquat par des cis, les bis.es/pans acceptant d’être
totalement inféodés.es aux monosexuels et acceptant leur position
de transfuges… et bien évidemment cette théorie post-TERF accueille à bras ouvert les cis diadiques et monosexuels de tout
horizons (même si ça ne me semblait pas particulièrement
nécessaire de le rappeler).
Nous voici à l’aube
du Backlash des avancées théoriques colossales qu’ont eu les
théories queer depuis quelques années. Et comme la dernière fois,
ce Backlash vient d’un militantisme très précis. D'une frange du militantisme exclusioniste lesbien. Les mots d’Atkinson se retrouvent de nouveau
sur des pancartes. Et vous savez ce qui est le plus triste? C’est
que ces personnes se pensent très novatrices, alors qu’elles ne
font que reproduire un schéma déjà connu. Le schéma consistant à
antagoniser ce qui ne convient pas à l’axe “homme-femme”, ce qui ne convient pas à l'axe "homo-hétéro", que
ça soit au niveau relationnel ou au niveau personnel… N’ayons
pas peur d’appeler un chat un chat: Si on ne prend pas le risque
d’admettre quelques personnes potentiellement cis-het dans les
cercles lgbtia+, et si on ne prend pas le risque d’admettre
potentiellement quelques hommes cis se faisant passer pour trans (évènements tellement rare que je ne connais personne qui m'en aie parlé) ;
alors nous ne pouvons nous diriger que vers une direction… Et c’est
celle en faveur du cis-hétéro-patriarcat. Aussi vide, creux et
contradictoire que ce discours peut avoir l’air, il est pourtant
présent, et prend de plus en plus de place; malheureusement, je sais
que ces mots ne toucheront pas les personnes qui propagent ce
proto-TERFisme d’une nouvelle forme. Si je ne devais vous donner
qu’un seul et unique conseil, alors ça serait de vous protéger de
ça. Protégez vous de ce château de carte vivant de l’abîme.
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